Bono : Stories of Surrender
Dans les premières secondes du documentaire Bono : Stories of Surrender, alors que l'écran est encore entièrement noir, la voix du chanteur irlandais perce le silence : « C'est absurde de s'imaginer que les autres peuvent s'intéresser à votre histoire autant que vous. Écrire ses mémoires, c'est atteindre un sacré niveau de nombrilisme ». Un avant‑propos qui pourrait être vu comme un signe d'humilité, mais qui est en réalité à prendre comme un avertissement. Car les 90 minutes qui suivent sont potentiellement l'un des projets les plus prétentieux, boursouflés et vaniteux de toute l'histoire du documentaire musical, un exercice de pur narcissisme qui permet d'admirer la taille absolument stupéfiante du melon qui sert désormais de tête au leader de U2. Ayant déjà atteint le stade terminal du syndrome du héros depuis plusieurs décennies, Bono flotte à présent complètement au‑dessus du sol dans ce nouveau film qui le voit se gargariser de sa propre existence de la manière la plus ampoulée possible.

Une autobiographie surjouée sur scène
Bono : Stories of Surrender vient se situer tout au bout de la chaîne alimentaire de l'égocentrisme, puisqu'il s'agit d'une captation filmée d'une série de spectacles donnés en 2023 par Bono dans lesquels il racontait et rejouait sur scène des extraits de son autobiographie, Surrender, sortie l'année précédente. Accompagné discrètement par deux musiciennes au violoncelle et à la harpe, l'exercice est à mi‑chemin entre la tournée promotionnelle, le one‑man‑show, le concert acoustique et un exercice de thérapie de groupe où une seule personne monopoliserait la parole pendant une heure et demie devant des gens qui applaudissent.
Accompagné par des effets de lumière et de mise en scène mélodramatiques, Bono décide donc de nous surjouer sa propre vie, enfin une version très abrégée de celle‑ci qui se focalise sur son enfance (avec le traditionnel « nous écoutions de la musique classique à la maison puis j'ai découvert les Ramones »), quelques faits de gloire avec U2 (principalement sur le début de leur carrière) et surtout ses névroses familiales. Et s'il y a quelque chose de satisfaisant à voir des artistes prendre en main l'écriture de leur trajectoire avec leurs propres mots, il y a tout de même certaines personnes pour lesquelles il serait heureux de tenir bride courte afin d'éviter que l'exercice ne tourne à l'auto‑panégyrique. Se noyant dans sa prose poétique pompeuse, Bono ouvre le show en racontant une hospitalisation récente et ses souvenirs de chirurgie d'urgence en montant sur une table et en déclamant : « le chirurgien agitait le scalpel en alliant les forces de la science et de la boucherie ! ». Puis, après un exercice de respiration qui se termine en prière, le voilà qui se lance dans une version minimaliste du morceau Vertigo. Tout Bono est peut‑être résumé ici. Lui et U2 n'ont jamais été particulièrement des artistes subtils, mais difficile de faire plus pompier que ça. Et c'est loin d'être fini.

Noir et blanc cinématographique
C'est le réalisateur Andrew Dominik qui se charge de capter le spectacle, lui qu'on a vu récemment aux manettes du calamiteux biopic Blonde, mais qui avait surtout pu collaborer avec le musicien Nick Cave en 2016 et 2022 pour deux documentaires intimistes. Le processus est un peu moins discret avec Bono : filmé dans un N&B dramatique qui fait ressortir les grands flashs de lumière qui jaillissent du mur de LED derrière le chanteur (et qui, par moments, écrit en énorme certains mots déclamés dans une ambiance qui évoque plus une Keynote Apple qu'un récital de poésie), Bono est à la fois filmé en live devant un public mais également à de nombreuses reprises dans des séquences beaucoup plus cinématographiques où il chuchote à quelques centimètres de la caméra. Un format hybride qui permet à Dominik d'offrir une grande variété de plans, d'ambiances, de montage, libéré des aléas de la captation en public. Malheureusement, cela permet aussi à Bono de faire l'acteur avec la grâce d'un camion citerne et l'inventivité d'un étudiant qui viendrait de commencer une école de théâtre.
Impossible de ne pas lever les yeux au ciel quand on le voit rejouer, seul sur scène à côté de fauteuils vides, des discussions qu'il a eues avec le manager de U2 (quand il avait décidé de quitter le groupe avec The Edge parce que leur paroisse leur disait qu'ils faisaient de la musique frivole, pas vraiment le genre d'anecdote qui les fait passer pour des grands rebelles du rock), avec sa femme, et surtout avec son père, qui vient hanter la moitié du spectacle et semble être, au fond, le véritable sujet de névrose de Bono.
Chanteur amateur passionné d'opéra, ayant perdu son épouse quand Bono n'avait que 14 ans, le père a toujours été dans une attitude légèrement méprisante face à son fils qui faisait carrière dans la musique populaire. Un rapport conflictuel que Bono nous détaille comme pour panser ses plaies en public, insistant très lourdement sur son amitié avec le grand chanteur Luciano Pavarotti (fan de U2) qu'il utilisait comme moyen de légitimité face à son père. Des anecdotes inintéressantes qui culminent finalement dans le diagnostic d'un cancer incurable pour son père (que l'on voit venir à des kilomètres avec cette narration façon marteau piqueur), avant une scène insoutenable où Bono nous rejoue, les lèvres tremblantes, les derniers instants de son père à l'hôpital, nous montrant la manière dont il s'était penché sur lui pour savoir s'il respirait encore. Un moment d'une indécence crasse qui ne sert là encore qu'à livrer des aphorismes creux sur la vie, la mort, le temps qui passe, parfois écrits simultanément à l'image, comme griffonnés à l'encre jaune pour que les yeux aussi puissent goûter et intégrer ces divagations mornes.

Tubes mollassons et discours creux
Mais quand il n'est pas trop occupé à vouloir faire pleurer dans les chaumières, Bono tente aussi de nous rappeler qu'il est à deux doigts de la canonisation, racontant (sans vraiment rentrer dans le détail) qu'il a vécu des expériences qui l'ont changé profondément en Éthiopie et ailleurs. Dans un long plaidoyer risible, il tente aussi de se justifier de sa richesse, disant qu'il est effectivement une rock star hypocrite au train de vie luxueux, mais que, au fond, ça n'a pas d'importance parce que ce qui compte, c'est les résultats, les vies humaines, la justice… Une longue série de mots creux qui permettent de faire taire tout le monde avant de lancer une autre version mollassonne d'un de ses vieux morceaux.
Tous les tubes y passent, With or Without You, Desire, It's A Beautiful Day, dans des relectures tellement pré‑enregistrées qu'on se demande bien ce qu'apportent les deux musiciennes sur scène. Et le tout culmine, dans un ultime geste grossier et insupportable, par une interprétation d'un air d'opéra en italien dédié à son père, où l'image passe soudain à la couleur et nous révèle que Bono est en train de vocaliser dans le Teatro San Carlo, grand opéra de Naples (alors qu'au début du documentaire, il clamait « New York New York ! » face au public, bon, on n'est pas à une astuce de montage près). Le point final d'un film profondément prétentieux et médiocre qui ne pourra parler qu'aux fans absolus de U2, seuls êtres capables de ne pas se noyer face à un tel tsunami d'hubris.