Depeche Mode : Memento Mori Mexico City + M
Quand est survenu le décès de leur ami et claviériste Andrew Fletcher en mai 2022, les Anglais de Depeche Mode ont été mis face à cette douloureuse question, celle de l'après. Continuer ou non ? Se retirer pour tourner la page ou poursuivre justement cette aventure afin de combler le vide ? C'est finalement bien vivants et plus forts que ceux qui lui ont survécu, Dave Gahan et Martin L. Gore, ont décidé de revenir l'année suivante avec l'album Memento Mori, comeback solennel et passionné qui voyait les légendes de la synthpop signer un de leurs disques les plus émouvants, mais aussi des plus réussis depuis près de 20 ans.
Depeche Mode face au public mexicain
Porté par cette énergie, façon pulsion de vie, le groupe s'était alors lancé dans une immense tournée mondiale pour défendre ce nouvel album, mais également communier avec près de 3 millions de fans à l'occasion de 112 concerts aux quatre coins du monde. Un événement que le groupe a décidé d'immortaliser une fois de plus sous la forme d'un long métrage. Et après D.A. Pennbacker et Anton Corbijn à la réalisation, c'est cette fois-ci le Mexicain Fernando Frias qui a été chargé de capter l'énergie si particulière des concerts de Depeche Mode. Ce dernier a donc posé sa caméra chez lui, à l'occasion de trois dates au stade Foro Sol à Mexico, dont il a tiré un live du concert et un long métrage singulier à l'image du groupe, portant le sobre titre de Depeche Mode : M. Une lettre seule, comme celle qui s'élevait gigantesque derrière le groupe sur scène, tel un portail. Celle de Mode, celle de Memento Mori.

Un collage mélancolique mais peu inspiré
Le résultat du documentaire M est un document hybride déroutant, Frías profitant du contexte particulier qui entoure l'écriture de cet album pour interroger le rapport des êtres humains avec la mort, la façon dont elle s'exprime par des cérémonies, des interrogations, des douleurs, et tout particulièrement au sein du peuple mexicain. Ainsi, entre deux morceaux sur scène, Frías fait entendre en voix‑off tout un chœur de fans, d'artistes, ou d'historiens, qui tissent des liens entre mémoire, deuil, création, sexe, douleur sur une série de plans plus ou moins abstraits. Si l'iconographie déployée ‑gothique, ténébreuse, anxieuse…‑ est au diapason de celle du groupe depuis toujours, avec une obsession intéressante sur les télévisions cathodiques (présentées elles aussi comme des reliques d'un monde disparu), difficile de faire grand cas de ces interludes décousus, peu inspirés, formant un vague collage mélancolique qui semble avoir été bricolé à la va‑vite et dont le groupe est terriblement absent : quelques apparitions brèves, comme des fantômes de leur propre documentaire, entre deux aphorismes qui n'ont parfois aucun lien avec ce que chante Depeche Mode. On aurait voulu entendre Gahan et Gore évoquer plus longuement leur rapport avec le fait de remonter sur scène dans le creux de cette absence. Et cette approche plus généraliste frustre, tant elle prive de ce pour quoi le public a fait le déplacement…
Gigantesques et infatigables
Car ce que donne à voir ce documentaire quand il reprend ses esprits, c'est à quel point Depeche Mode reste un immense groupe live, 45 ans après sa formation. Dès leur arrivée sur scène sur la rythmique industrielle de My Cosmos Is Mine, morceau fascinant et tourmenté qui ouvre Memento Mori, on est abasourdi de voir le pouvoir magnétique qui émane encore de ces musiciens, ayant gardé non seulement toute leur énergie, mais également l'esprit si particulier de leur musique : une pop synthétique plus grande que nature, mélodramatique et sensuelle, qui éclate avec une majesté ahurissante et se révèle justement là, sur scène, face à sa foule de fans. Ils ne sont pourtant que quatre sur scène (assistés de quelques pré‑enregistrements), mais le groupe est enflammé, direct, efficace, traversant tous les recoins de sa carrière avec la même fougue et donnant à voir une discographie profondément cohérente : de l'extraordinaire tube anticapitaliste Everything Counts de leurs débuts à leur tout récent Ghosts Again dont le refrain était déjà sur toutes les lèvres de leurs fans, l'écriture de Depeche Mode est reconnaissable entre mille et n'a pas pris une ride.

D'un bout à l'autre, la setlist joue la bascule entre tubes légendaires et titres plus rares (s'arrêtant par exemple sur quelques excellents morceaux de leur mésestimé Ultra) sans jamais faire retomber la pression, grâce à la présence sidérante de Dave Gahan au micro. Les cheveux en arrière, bras nus, en veston qui lui donne des faux airs de Dracula devenu popstar pleine de strass, il arpente la scène comme un lion en cage, s'étire, tourne sur lui‑même telle une toupie incontrôlable, joue avec le public en prenant des poses lascives, puis agrippe soudain son pied de micro pour revenir ce ténor mystérieux qui gronde sur des morceaux nerveux comme Stripped ou Wrong. À ses côtés, le guitariste et compositeur Martin L. Gore défie lui aussi le temps avec sa veste à piques et ses ongles noirs, jouant les riffs les plus iconiques du groupe (Enjoy the Silence, Personal Jesus), un sourire en coin. Ils ont la soixantaine, et ils semblent infatigables, et des morceaux comme Never Let Me Down Again sonnent aussi gigantesques qu'en 1987.

Une réalisation inventive, au plus près du public
Pour nous plonger dans ces morceaux, Fernando Frias multiplie les idées de réalisation, malgré la limite imposée par des caméras situées sans doute un peu trop loin des musiciens : split‑screen, fondus enchaînés, images trafiquées pour leur donner un aspect sali, plans en drone (dont un plus impressionnant en ouverture du documentaire). Le résultat n'est pas toujours du meilleur goût, mais l'enthousiasme et l'inventivité déployée pendant les 100 minutes du film est tout de même remarquable et réussit à nous plonger dans l'ambiance, avec quelques très beaux moments en surimpression quand Gahan et Gore chantent en chœur. Et puis c'est aussi l'occasion de filmer longuement le public de fans : si 75% d'entre eux brandissent non‑stop leurs smartphones, certains sont particulièrement touchants, vivant chaque mot, brandissant des pancartes, lançant des drapeaux confectionnés pour l'occasion, et ne se faisant pas prier quand ils sont invités à reprendre à l'unisson certains refrains (même si on aurait souhaité les entendre un peu plus fort dans le mix !). Il faut les voir pendant World in My Eyes, brandissant des milliers de photographies d'Andrew Fletcher et imitant les gestes de Gahan, dans un pur moment de communion et d'hommage à filer des frissons (idem, d'ailleurs, pour le fameux « champ de blé » sur Never Let Me Down Again).

Le concert intégral dans le coffret Blu‑Ray
Dans ces conditions, on conseillera donc franchement aux fans de Depeche Mode de faire l'acquisition de cet élégant coffret double Blu‑Ray Depeche Mode : Memento Mori Mexico City, sorti le 5 décembre, qui propose, en plus du documentaire Depeche Mode : M en bonus, une version intégrale du concert qui reprend en grande partie le montage proposé dans le documentaire. L'occasion de vivre pleinement les deux heures de show avec près de 40 minutes d'images inédites et de rattraper les morceaux manquants (dont Just Can't Get Enough) sans aucune interruption, dans toute la montée en puissance du live. Là encore, la réalisation est parfois maladroite, et on pourra regretter une piste stéréo et non 5.1 a contrario du documentaire M (avec des moments étranges où l'on voit Martin L. Gore à la guitare sans qu'on puisse réellement entendre ce qu'il est en train de jouer), mais tout ceci n'est que détails face à une prestation absolument géniale qui enchaîne les classiques sans relâche. La caméra pourrait de toute façon suivre Dave Gahan sans discontinuer pendant toute la durée sans qu'on ait le temps de s'ennuyer.

À noter que les deux CD qui accompagnent les Blu‑Ray proposent également quatre chutes de studio venues des sessions de Memento Mori, dont l'absence dans la tracklist finale aura de quoi surprendre tant un titre comme le crépusculaire In the End aurait pu être un des grands moments de l'album.