Le dernier continent
S’inspirant des mésaventures de l’explorateur Ernest Shackleton qui, en 1915, resta pris dans les glaces avec son équipage à bord du trois‑mâts L'endurance, l’océanographe, biologiste et cinéaste québécois Jean Lemire et son équipe sont partis pour une nouvelle mission Antarctique de septembre 2005 à novembre 2006, dont l’objectif était de se laisser emprisonner volontairement par les glaces de l’hiver austral à des fins scientifiques. Soit constater les conséquences des changements climatiques sur la banquise, mais aussi et surtout sur les espèces animales dont la survie dépend de cette formation de glace saisonnière qui permet d’accueillir les nouveaux‑nés. Sans cela, c’est tout un équilibre qui se trouve bouleversé. La douzaine d’hommes et de femmes, scientifique, biologiste, cameraman, médecin, cuisinière, capitaine, ont été les témoins privilégiés de cette nature en mutation, reclus dans un même bateau et contraints d’apprendre à vivre ensemble, malgré le sentiment d’isolement et la douleur de la séparation avec leurs familles.
Il ne faut pas considérer Le dernier continent comme un documentaire scientifique exhaustif et précis, bourré de données techniques, pas plus que comme une œuvre de vulgarisation scientifique. Il s’agit plutôt d’une expérience humaine en harmonie avec la nature, une version plus pacifique du Monde du silence de Jacques‑Yves Cousteau où l’homme était au cœur de l’expédition. Car si l’objectif premier de Jean Lemire était d’étudier les effets du réchauffement climatique, le réalisateur cherche avant tout à se servir de cette expérience humaine unique pour mettre en parallèle le destin de l’équipage et celui des animaux.
Isolés, attendant la glaciation qui tarde à venir pour enfin commencer leur observation et s’échapper de leur embarcation, la douzaine d’hommes et de femmes sont comme ces phoques qui patientent, espérant la formation de la banquise pour s’y réfugier et donner naissance à leurs petits. D’autres espèces, comme les baleines à bosse ou les manchots, règlent leur cycle sur celui des glaces, et pâtissent également de ces perturbations. Car le Pôle Sud, tout comme l’Arctique, est victime du réchauffement climatique.
Mais jusqu’à quel point ? Les scientifiques ont encore beaucoup de mal à statuer sur le cas de l’Antarctique, continent immense et hétérogène qui ne cesse de diviser les spécialistes. C’est pour cela qu’on aurait espéré une démonstration plus précise de la part du documentaire, qui se contente de quelques mesures de température et d’images montrant la lenteur de la formation de la banquise tant attendue. Dans le commentaire audio, Jean Lemire précise toutefois que le territoire exploré ici est la péninsule antarctique et non le continent dans son intégralité, zones qui ne subissent pas le réchauffement de la même manière.
Bien sûr, cela n’empêche pas le constat dressé d’être efficace et, surtout, diablement cinématographique. Car au‑delà de l’inquiétude que ces observations peuvent susciter, on apprécie l’effort fourni pour livrer un vrai film de cinéma, aux images majestueuses, aux cadrages soignés et amples, à la fois contemplatif et jamais rébarbatif car alternant les séquences humaines (la partie de hockey sur la glace, le barbecue improvisé !) et les scènes naturalistes, en compagnie de créatures extraordinaires (le bébé phoque s’approchant de sa mère). Un document rare, qui privilégie l’émotion au détriment de la thèse didactique, même s’il se garde bien de montrer les tensions entre les membres de l’équipage au profit de confessions touchantes. Un parti pris qui pourra en dérouter certains, mais qui permet de découvrir l’un des derniers territoires immaculés ‑si ce n’est le seul‑ de la planète.