Pluribus
Jamais, pas une seule seconde, un projet comme Pluribus n’aurait pu exister en France. Aucun producteur, aucune chaîne, aucune plateforme de streaming n’aurait répondu à un tel appel d’offres : une série portée par une actrice encore relativement méconnue du grand public, Rhea Seehorn (inoubliable Kim Wexler dans Better Call Saul), qui ne ressemble à rien de ce qu’on connaît et qui déploie un récit à combustion lente, quelque part entre la satire, la comédie noire, la science‑fiction et la mélancolie. Une proposition qui oblige le spectateur à naviguer à l’aveugle la plupart du temps, le tout pour la modique somme de 15 millions de dollars par épisode. En France, le scénariste qui ose proposer ça, c’est la camisole directe.
Résiste, prouve que tu existes
Aux États‑Unis, Netflix, Amazon et HBO se livrent au contraire une bataille d’enchères pour l’acquérir, avant qu’Apple ne rafle la mise et ne commande directement deux saisons. On rétorquera que derrière la série, il y a Vince Gilligan, l’auteur de Breaking Bad. Sauf qu’il faut se souvenir d’un détail : à l’époque, quand Gilligan propose une série portée par Bryan Cranston, il essuie 33 refus avant d’être finalement retenu par une chaîne alors débutante, AMC.
Aujourd’hui, Pluribus n’est pas seulement un ovni sériel : c’est aussi une série qui, parce qu’elle vise juste, devient un marqueur de son époque, comme le font toutes les grandes œuvres. Une critique virulente de l’uniformisation, de l’intelligence artificielle, du politiquement correct et, cerise sur le gâteau, des réseaux sociaux. Son secret tient à une chose : l’audace et l’imagination qui va avec. Rien que le pitch ‑une Terre devenue la victime d’une horde de gentils zombies‑ annonce la couleur. Et surtout, son héroïne n’a même pas besoin d’être sympathique : elle doit simplement résister à l’envahisseur.

Ne faire qu’un (Pluribus), l'horreur !
En dire plus serait gâcher le plaisir. Les auteurs ont orchestré un système de fausses pistes et de rebondissements proprement jouissif, dont on savoure chaque variation avec une délectation non feinte. Au‑delà de la mécanique, il y a l’essentiel : un récit parfaitement tenu, des personnages étonnamment incarnés, et Carol, personnage aussi difficile à aimer que pouvait l’être Walter White, mais que Rhea Seehorn rend paradoxalement magnétique par son humanité, son entêtement et son isolement. Elle devient plus qu’attachante : presque nécessaire.
La série affiche une mise en scène d’une précision diabolique, où chaque plan a été composé avec une rigueur géométrique, macabre, millimétrée. C’est stylisé, parfois outrancier, et d’un épisode à l’autre, les variations de montage, de musique et de mouvements de caméra instaurent une tension sourde, avec des fulgurances qui évoquent parfois le grand Hitchcock.
L’antagoniste de Pluribus, c’est cette conscience collective, parangon d’un monde uniforme, lisse, vide, où le bonheur béat tente de convaincre les derniers récalcitrants de rentrer dans le rang. Une métaphore de notre imaginaire contemporain, tant elle renvoie à une vision actuelle de l’intelligence artificielle et des réseaux sociaux : des forces appelées à dominer le monde, à imposer leur logique, à remodeler l’humain. Ce que Carol refuse, précisément : ne faire qu’un. Au final, Pluribus est une œuvre sur la résistance à l’uniformité. Remarquable pour le moment, voire oui, géniale.